TRAIT D'UNION

 
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" Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves " Eleonor Roosevelt

Nicolas Henry et Floriane de Lassée, jeunes photographes plasticiens, ont rapporté de leurs longs voyages, de l’Afrique au Pacifique jusqu’en Amérique latine, des clichés haut en couleur, flamboyants, poétiques, oniriques, sensibles, autant de points de vue sur des hommes, femmes et enfants rencontrés au bout du monde. Il s’agit donc des regards croisés de deux photographes amoureux de (et dans) la vie qui ont parcouru ensemble, en 2012 et 2013, les mêmes continents mais dont les œuvres ont chacune leur écriture, occasion rare d’un dialogue entre deux perceptions du monde. 

Chez Nicolas Henry, conteur dans l’âme et écrivain, chaque photographie raconte une histoire, celle d’une communauté qui a des rêves, des espoirs, des inquiétudes aussi et des quiétudes parfois. L’artiste s’imprègne de la rencontre humaine pour « bricoler » avec la population sur place un petit théâtre éphémère réalisé avec les objets du quotidien, reflet de cette vie projetée. Cette petite scène est, le temps d’une journée, un monde imaginaire réalisé à partir du vécu des personnes rencontrées avec une narration visuelle qui exprime une idée. La préparation de cette « construction éphémère » prend du temps. Avant tout nouveau cliché, le photographe s’attache à écouter les communautés pour créer la confiance et favoriser une certaine alchimie, ce qui n’est pas toujours simple : barrières de la langue, jalousie des uns des autres, méfiance vis-à-vis du photographe…. Autant d’obstacles à surmonter et de questions qui interrogent sur le rôle de l’artiste dans la société. Les photographies de Nicolas Henry sont d’abord le témoignage de ce dialogue. Dans chaque endroit où il pose son Hassel Blad, il consacre en premier lieu une journée pour aller à la rencontre des gens, faire des repérages et une deuxième journée pour construire le décor. C’est à la fin de cette deuxième journée qu’a lieu la prise de vue, souvent à la nuit tombante. La photographie est le témoignage de cette installation fragile, appelée à disparaître, mais captée pour  l’éternité. 

Chaque photographie est une composition narrative unique porteuse d’un message. Nicolas Henry nous interpelle ainsi sur la violence urbaine, la société de consommation, le choc des civilisations, les âges de la vie mais aussi sur la possibilité d’avoir un amour, un droit d’aimer qui n’est pas l’apanage de l’humanité toute entière. C’est le message de la photographie intitulée Maya et la déclaration d’amour aérienne où Dan, le pilote, déclare sa flamme à sa promise lors d’un vol de coucou au-dessus de la montagne devant toute la famille de l’élue dans une photographie d’une grande poésie. Cette photographie est de l’ordre de « l’Utopie », elle témoigne d’un mariage qui n’est pas arrangé, Dan peut choisir son amour, ce qui est assez rare au Népal, société encore largement conditionnée par le système des castes. Au contraire, dans une photographie prise à Istanbul, un homme de la communauté des éboueurs rêve à une belle Stambouliote qui se contemple dans un miroir. C’est un rêve inaccessible car du fait de sa pauvreté, l’homme habite dans des ruines, il n’a pas la possibilité d’avoir d’amoureuse et leurs regards ne peuvent se croiser. Il s’agit pour le jeune homme d’une apparition tandis qu’à l’arrière-plan, une femme voilée passe devant une maison traditionnelle, rappel du poids des héritages. Cette photographie, véritable fresque sociale, est encadrée de bordures de tissus un peu floues dans un esprit proche du travail de Peter Bird. 

Chaque photographie de Nicolas Henry est porteuse d’un engagement, qui peut être parfois politique. Dans la photographie de jeunes artistes japonaises qui ont réalisé leurs costumes à partir d’emballages et de déchets de poubelles sur lesquels elles ont collé des pages de magazines érotiques, c’est la pollution et le gaspillage qu’elles dénoncent ainsi que le sentiment d’être des objets de consommation. Les messages sont forts mais traités sans misérabilisme et avec une certaine dérision et gaieté même. Les modèles nous sourient dans leurs étranges attirails qui les font ressembler à des épouvantails tandis que deux jeunes étudiantes en uniforme nous saluent. A l’arrière-plan, une rue de Tokyo bariolée et une bande de ciel bleu nuit pour une photographie « baroque » très composée. De même, dans une photographie prise à Hong-Kong, des étudiants posent sur le toit de leur école d’art. Nicolas a choisi cette mise en scène qui est un questionnement sur la place de l’individu au milieu d’une génération très nombreuse. Seuls deux étudiants regardent vers le ciel, vers leur avenir, tandis que les autres étudiants fixent tristement le même point, portant des guirlandes de papier avec des personnages reproduits en multitude. La photographie reprend la composition d’une pagode, une forme traditionnelle qui contraste avec les grands immeubles aux façades géométriques qui émergent à l’arrière-plan. Le ressenti de l’artiste est l’inquiétude de cette génération d’enfants uniques seuls face à leur avenir dans cet espace collectif anonyme et hostile où ils craignent de manquer et de perdre des avantages acquis par leurs aînés. Les photographies de Nicolas sont des compositions extrêmement construites, le fruit de choix techniques et subjectifs sophistiqués où chaque détail doit être observé pour entrer dans l’image et en lire le discours politique subtil.

Certains clichés sont le reflet d’expériences émotionnelles lourdes comme cette photographie de jeunes prostituées emprisonnées dans un camp de redressement à La Paz en Bolivie où elles réapprennent l’hygiène et les gestes du quotidien avec l’espoir de sortir un jour. L’ambiance carcérale est présente par les mains tendues entre les barreaux mais l’espoir et le rêve affleurent dans ce quotidien terrible. A la manière d’Arcimboldo, les jeunes filles écrivent avec leur propre corps le mot « Libertad » tandis que les mots « Amour » et « Paix » sont associés à ceux de « Violence » ou « Discothèque » façonnés dans des tissus torsadés. Nicolas Henry s’intéresse particulièrement à l’histoire de ces populations fragiles qui sont à la marge, heurtées dans un monde urbain agressif, sans famille, sans solidarité… 

Dans les photographies de Nicolas Henry prises à la nuit tombée, les personnages sont happés dans des décors grandioses, urbains ou campagnards aux couleurs nocturnes fantasmagoriques, un jeu d’ombre et de lumière qui rappelle le premier métier de l’artiste, éclairagiste de théâtre. Au couchant, la nature offre un répertoire de couleurs extrêmement riche, des bleus profonds du ciel aux mauves et oranges sombres des derniers rayons du soleil. L’artiste joue avec la lumière et la nature pour théâtraliser ses images, créer une dramaturgie selon un processus technique très complexe. Cet univers onirique à l’ambiance crépusculaire est particulièrement présent dans Le dortoir de Wumu à Yuman en Chine. Une grande sœur lit une histoire à son petit frère tandis que des élèves sont emprisonnés dans des cases constituées de bureaux de classe inversés, une composition qui évoque les célèbres images de la série Sense of Space des Frères Gao. La photographie présente une certaine complexité entre les deux enfants du premier plan, qui se cultivent, libres dans la nature et les enfants de l’arrière-plan qui sont comme enfermés dans des boîtes, sans accès au savoir. Cette scène composée où chaque élément photographié est vrai a été réalisée sans « ajout de réalité » comme pour tous les clichés de Nicolas Henry. Elle baigne dans une étrange lumière lunaire que l’on pourrait qualifier de « surréaliste », encadrée par de sombres montagnes et de bas nuages qui se détachent sur un ciel encore bleu, un univers artificiel et magique exprimant une certaine mélancolie.

Chaque image est une nouvelle poésie. La nature offre ainsi naturellement des décors féériques que le photographe plasticien sait capter avec grâce dans ses compositions. Certains clichés de Nicolas Henry rendent hommage à la magnificence de la nature, comme celui d’une jeune japonaise, Yukari, un ancien mannequin de Tokyo qui a quitté la ville pour reprendre le travail artisanal du papier. Assise devant un paravent, elle rêve devant une boule lumineuse qui lui annonce peut-être l’amour. Un surfeur passe par hasard et la contemple sous un baldaquin de sakura en fleurs d’une beauté toute éphémère pour une image d’un éclat intemporel et d’une grande plénitude. Quant à la luxuriance de la nature, elle éclate dans une photographie prise dans l’île indonésienne de Sulawesi. Un homme se repose, entouré de ses quatre femmes dans une symphonie de végétation d’un vert intense, rappelant les extraordinaires paysages de marais de ces archipels peuplés par « les nomades de la mer ». Cette photographie nous parle de relations humaines complexes (cet homme a été malade et il a été soigné par quatre femmes qu’il a ensuite décidé d’épouser) mais aussi de la beauté sublime de la nature que l’homme doit préserver. 

L’une des images les plus impressionnantes de Nicolas Henry est sans doute la photographie intitulée Moussa et les livres de lois d’une écriture plastique extrêmement aboutie. Elle est présentée dans le musée dans un très grand format (180 x 240 cm) pour un face à face impressionnant avec le public. Le modèle, un Kurde d’Istanbul, étendu sur un lit de registres d’actes notariés (un regard perçant permet de distinguer les tampons officiels) semble tout petit dans ce parterre de lois, un monde de règles accaparantes qui forme un tourbillon. La photographie se distingue par son univers graphique très étudié où livres, carreaux de céramique et entrelacs de la rampe en fer forgé se répondent dans un jeu géométrique quasiment abstrait. Cette composition photographique fait référence au travail de Georges Rousse qui inscrit des formes géométriques dans des décors abandonnés ou à celui d’Andy Goldsworthy avec ses installations dans la nature. La polychromie des couleurs y est parfaitement maitrisée, l’un de ses plus grands inspirateurs en la matière étant Anish Kapoor. Nicolas envisage de développer une série dans l’esprit de cette photographie sur la thématique de l’homme et de l’envahissement des objets.  

Cet ensemble de photographies place bien Nicolas Henry dans la catégorie des photographes d’art et non des photo-reporters. Ses photographies ultra-soignées, à la recherche d’une perfection technique, ne sont pas produites dans l’urgence; elles ne scandalisent pas comme pourrait le faire le photo-journalisme mais observent au contraire une certaine distance par rapport à l’actualité même si chacune de ses images est porteuse d’un questionnement qui interpelle sur des « fragments de vie ». De plus, chaque photographie est encadrée par un cadre original, lui aussi « bricolé » par l’artiste à partir d’éléments récupérés dans les encombrants, en correspondance avec le travail du photographe qui crée sur place des décors éphémères avec les matériaux in situ, ce qui donne à chaque image un caractère unique. 

Floriane de Lassée, également artiste plasticienne, présente au musée une série de photographies intitulée How much can you carry. Lorsque Floriane de Lassée a accompagné Nicolas Henry dans son premier périple en Afrique en 2012, elle s’est retrouvée dans des endroits fort isolés, en Ethiopie en particulier, sans urbanité, ni néon ou grands immeubles. Attentive à ce qu’elle découvrait, très loin de ses sources d’inspirations vertigineuses, elle a alors eu l’idée de prendre en photo les populations locales portant sur leur tête des éléments symbolisant leur vie. Elle a posté ses premiers clichés sur Facebook et devant le succès inattendu rencontré auprès de ses amis internautes, elle a décidé d’en faire une série.  

Avec How much can you carry, la photographe s’intéresse à l’individu et au poids de sa vie qu’il porte tel Atlas soutenant la terre sur ses épaules. Le fardeau, lourd ou léger, encombrant ou compact, conçu avec les objets usuels trouvés dans le village, est toujours surprenant et l’équilibre souvent précaire. Chaque « modèle » qui perd son anonymat le temps d’une prise de vue pose devant une bâche ancienne, usée, passée, ayant vécu les chantiers et les intempéries. Cette bâche, dense en matières, tendrement lumineuse ou étrangement sombre, est un fond intense qui fait ressortir le caractère de chaque figure, concentrée, intimidée, rieuse ou fière, fixée à jamais par l’objectif sensible de la jeune photographe. Volontairement, la bâche ne couvre pas totalement l’arrière de la photographie laissant apparaître par exemple un mur en torchis. Parfois la bâche est remplacée par une roche ou un mur de pierre comme dans la pyramide de petites filles prises au Népal où la plus frêle porte sur ses épaules ses trois ainées, la plus grande réussissant ainsi à atteindre le panier de basket avec son ballon. Un œil averti distinguera une balançoire bricolée à quatre étages portant les quatre enfants et rendant possible cette « pièce montée ». Toutes les photographies insolites de cette série sont réalisées sans trucage. Souvent un simple fil permet de soutenir les empilements sur la tête des modèles le temps de la prise de vue comme ces petites filles de Bolivie qui portent des gros ballots de tissus multicolores dans une symphonie de couleurs. Chaque photographie est un tableau composé dont l’harmonie des teintes est parfaitement maîtrisée et qui rappelle le désir initial de l’artiste d’être peintre. How much can you carry peut être rapprochée de la démarche artistique de Charles Fréger qui a engagé un peu partout dans le monde des séries autour de la tenue vestimentaire et l’uniforme. 

Si les portraits de Floriane nous interpellent sur le poids des traditions, sur les lourdeurs de la vie, toujours ils nous réjouissent par leur vision décalée, jamais dégradante et souvent pleine d’humour comme cette petite fille d’Ethiopie, Aru, toute impressionnée qui porte sur sa tête des fagots de bois surmontés d’une chèvre ! Et que dire de la jeune fille aux ballons, pécheur dans un petit village au Brésil et masseuse à ses heures perdues dont l’allure sportive rappelle son rêve de devenir une championne de foot ! Floriane a du dépêcher son assistant pour qu’il se rende dans la capitale à trois heures de route afin d’acheter les ballons de foot nécessaires à la prise de vue, ballons qui ont fait ensuite la joie des petits villageois sur place. Floriane est touchée par ses modèles et évoque avec un sourire amusé le souvenir de cet homme qui avait mis pour l’occasion sa plus belle veste rose brillante et son tee-shirt « smile » dans une démarche très enfantine. En haut de la pièce montée, la photographe a donc placé un cheval à bascule, en correspondance avec ce qu’elle ressentait du caractère juvénile de son modèle ! Parfois, certains portraits interrogent sur les étrangetés du monde comme cet homme de la tribu des Hamer en Ethiopie qui serre entre ses jambes une kalachnikov et qui a mis sur sa tête le carton d’emballage d’un four à micro-ondes alors que le village n’est alimenté par l’électricité que deux heures par jour ! Les photographies de Floriane évoquent par certains aspects le côté loufoque de la vie, à la fois cocasse et dérisoire, si bien campé par la caméra de Jacques Tati. Quant à son un univers coloré personnel, harmonieux et charnel, il peut être rapproché du travail de l’artiste chinois Liu Bolin et de sa fameuse 

série photographique Hiding in the city même si l’essentiel des portraits de Floriane sont ceux de villageois vivants dans des provinces reculées, peu accessibles et dans des conditions de vie très simples. En témoigne le magnifique portrait d’une petite fille du pays Toraja, situé dans la province sud de Sulawesi en Indonésie qui porte sur sa tête des cornes de buffle, animal sacré entre tous chez les Torajas. En réalité, ces piliers de cornes étaient posés le long des maisons, signes de chance et de respect chez les ancêtres. Il a suffi à Floriane de tendre une immense bâche d’un bleu nuit profond et envoûtant entre le poteau et le modèle pour donner l’illusion de cet empilement sur la tête de l’enfant qui porte ainsi le poids des aînés sur ses épaules. La dernière corne incurvée enveloppe d’ailleurs la frêle enfant qui sourit. Cette photographie, présentée dans le jardin des Avelines, est tirée sur bois comme toutes celles qui sont exposées en extérieur. Ce support, une planche de bois que Floriane ponce elle-même, donne une très belle « matitude » à ces portraits qui peuvent être touchés et où les nœuds du bois se marient avec les imperfections de la bâche dans un rapport très tactile donnant à chaque image une forte présence plastique.   

Les photographies d’art de Nicolas Henry et de Floriane de Lassée sont des fenêtres ouvertes sur le monde, elles nous offrent à nous, voyageurs immobiles de musées, l’occasion de découvrir les quatre coins de l’horizon en contemplant ces quatre-vingt photographies exposées dans le musée et dans le jardin des Avelines. Le parcours se continue d’ailleurs avec Nicolas Henry dans le Domaine national de Saint-Cloud pour une déambulation surprenante et festive à la rencontre de l’autre. Toutes ces photographies nous transportent dans un ailleurs bien loin de notre quotidien mais qui nous interpellent sur le poids de la vie, la diversité des cultures, la fragilité d’une planète où la possibilité d’aimer n’est pas toujours un droit, mais où l’homme garde au fond de lui un indispensable besoin de rêver. Miroirs des rapports sociaux, elles ont une portée symbolique et humaniste. Elles sont comme des traits d’union qui nous relient aux communautés du monde.

 

Emmanuelle Lebail, directrice du Musée des Avelines, Saint-Cloud

 

 
 

 

Entretien entre Damien Bachelot, collectionneur, Floriane de Lassée et Nicolas Henry, janvier 2014

 

Floriane de Lassée : Damien, avec ta femme Florence, tu as aujourd’hui une des plus grande collection de photographies en France, avec plus de 400 œuvres d’une très grande qualité. Le Musée Nicéphore Niepce, de Châlon-sur-Saône montrera d’ailleurs une partie de votre collection, 80 photographies choisies par François Cheval, sous le titre « d’une photographie sous tension », jusqu’au 18 Mai 2014. Je me permets de citer quelques phrases de François Cheval : « La puissance de la collection de Florence et Damien Bachelot, sa brutalité même, va de pair avec une clairvoyance au service d’une peinture de la « condition humaine ». L’empathie a gardé dans leur esprit des couleurs vives et intenses ».

 

Damien Bachelot : Tout d’abord j’aimerais dire que nous fonctionnons d’abord par coup de cœur,  de manière subjective, amoureux que nous sommes de toutes les œuvres que nous avons patiemment choisies. Je ne me targuerais jamais de dire que mon regard subjectif a valeur de référence, mais de notre collection se dégage un intérêt central pour « l’humain », l’humain ressort très fortement. Et une « tension » comme le qualifie François Cheval…

 

F.D.L : Depuis notre rencontre jusqu’à aujourd’hui, tu as acquis des pièces de chacun de nous et tu nous as conseillé en de nombreuses occasions. Est ce que tu pourrais nous raconter ce qui t’as poussé à nous « suivre » ?

 

D.B : J’ai rencontré Floriane lors d’une exposition consacrée à son travail sous les ponts de Paris. A la limite de l’abstraction, ces visuels présentés « à l’envers » dégageaient une grande force. De la série intitulée « Ciels de Seine », j’ai acquis le pont de la Concorde. Même si cette pièce sortait de notre ligne, elle fait parti de nos coups de cœur. J’ai rencontré Nicolas au même moment.

 

Nicolas Henry : A l’époque on préparait notre départ pour 4 mois en Afrique, tu m’as acheté une pièce sans me dire celle que tu choisissais… et c’est presque un an plus tard que tu t’es décidé pour un portrait étrange et minimal d’un Namibien au costume rouge flottant dans une saline. Une image très différente de mes travaux habituels, mais qui a eu beaucoup de succès.

 

D.B : Je suis plus naturellement attiré par le travail de Floriane ; on en a une lecture plus immédiate, moins narrative, moins lyrique, moins bruyante que dans celui de Nicolas. Mais on n’est pas dans une question de bien et de mal mais plus dans un sentiment qui m’est personnel. D’une certaine manière les travaux de Nicolas, peuvent être un langage intéressant pour le  grand public. Ce qui me passionne beaucoup au delà de ça, c’est le projet humain qui est au milieu. Il y a une dimension sociologique, cela confronte la place la trace laissée chez les acteurs dans les villages visités, et celle laissée par la suite sur les spectateurs de l’exposition. Arpenter le monde à la recherche de l’autre, me semble une attitude  courageuse et humaine.

 

F.D.L : De mon côté, quand j’ai rencontré Nicolas, j’avais parcouru les mégapoles du monde entier pendant des années pour mon projet « Inside views ». Je me suis retrouvée presque du jour au lendemain en Ethiopie dans de petits villages poussiéreux, c’était sacrément déboussolant ! Je n’avais aucun repère artistique! Mais c’est en regardant les gens porter leurs énormes paquets le long des routes, que m’est venue l’idée du projet « How much can you carry ?».

 

N.H : Cette découverte n’était pas quelque chose de totalement étranger. Dans ton travail des « Inside views » c’est l’humain qui donne sa dimension à la ville.  

 

D.B : Cette rencontre a opéré un glissement de l’un vers l’autre. Je dirais de manière égale. C’est une force. Toi Floriane tu testes des séries différentes, des écritures, et cette mise en danger t’offre de nouvelles pistes de travail. Un peu à l’image de la superbe exposition de Braque, où l’on découvre un foisonnement de périodes et d’écritures différentes.

 

F.D.L : Est ce que finalement à se rapprocher l’un de l’autre, on ne risque pas de nous confondre ? 

 

D.B : Je ne crois pas. Pour moi, Floriane, tu es photographe, au sens « classique » du terme, tu as travaillé des années à la chambre photo, fait des études de graphisme et de photographie. Nicolas aborde le médium en tant que plasticien, il vient l’installation et de sa pratique de la lumière et de la scénographie au théâtre. C’est une sorte de performance, cela dépasse le simple domaine de la photo. D’ailleurs, sa présentation aux Rencontres d’Arles d’une installation monumentale permettait d’envisager l’ensemble de ses travaux comme en marge de la photographie.

 

N.H : Aux rencontres d’Arles, j’ai présenté deux pièces réalisées avec quatre pianos et du bois de récupération abandonnés dans les entrepôts de l’exposition. Une église-mosqué-synagogue-stupa, faisait face à une explosion des pianos se transformant en une scène de guerre aérienne hantée par les personnages à la gueule cassée. Des photographies de modèles, comme au cœur de la déflagration, mimaient les sentiments de colère et de séparation potentiellement en chacun de nous. 

 

D.B : Suivre le regard de deux artistes qui travaillent ensemble aux mêmes endroits, mais avec des regards différents, je trouve cela passionnant pour le spectateur. C’est aussi un point de vue que j’ai adopté en tant que collectionneur. En confrontant par exemple, deux immenses photographes, Saul Leiter et Bruce Davidson qui ont travaillé aux mêmes endroits, les mêmes rues du New York des années 60, 70. Leiter avec son jeu pictural et coloré, parfois proche de celui de Nicolas De Staël, et Bruce Davidson, « Street photographer » , et sa photographie sociale en noir et blanc. .. 

 

F.D.L : Il y a un autre aspect qui est très important de notre rencontre c’est la complémentarité de nos savoir-faire. On s’entraide l’un l’autre sur chacune de nos prises de vues. 

 

N.H : On mutualise en partageant un studio photo très conséquent. Cela nous permet d’obtenir l’aspect très pictural de nos images ; ainsi les mises en scènes de l’un ou de l’autre mènent vers un imaginaire. Parfois même cela peut questionner le spectateur qui se demande si les images ne sont pas fabriquées par ordinateur. Pourtant c’est à la prise de vue que se construit l’ensemble des décors et des lumières, même si la finalisation se fait avec l’ordinateur.

 

D.B : Ces questions « Photoshop » ne sont pas si importantes. Dès les prémices de la photographies au XIXe siècle, Gustave Le Gray composait ses vues de mer à partir de plusieurs clichés recomposés. A ces débuts, la photographie n’était pas considéré comme un art. Vous êtes la première génération à intégrer l’ordinateur, il faut un temps pour que le public considère de nouveaux médiums comme de l’art. La photo a amené une immense rupture avec le passé. Jusqu’au XXe siècle, l’artiste était en premier lieu considéré comme tel quand il avait atteint un niveau de maîtrise technique très important. Il devait être un bon artisan avant d’espérer devenir un bon artiste. Aujourd’hui ce n’est plus nécessaire, tout le monde peut faire une photo « mondiale / mythique ».  On ne sait quasiment pas qui sont les auteurs de la photo du Che Guevara, des soldats américains plantant le drapeau, ou celle des travailleurs construisant l’Empire State Building à New York…. Ensuite il y a le talent : pourquoi est-ce que les images du reporter Gilles Caron se démarquent de celles de six autres photographes présents au même endroit et au même moment ? Sans parler de Cartier-Bresson dont le regard produit des chefs-d’œuvre pendant toute sa vie… Peut-être qu’avec le temps vous rejoindrez le talent de ces maîtres. Il y a une vraie qualité dans vos travaux et c’est là l’aspect unique. Chez les jeunes, on voit presque 90 % d’idées pompées ailleurs. Je suis toujours intéressé quand ma femme et moi découvrons une vraie écriture.