LES CABANES DE NOS GRANDS-PARENTS, Éditions Actes Sud, 2011

 
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PRÉFACE

La cabane comme un théâtre autour du monde

Lorsqu’on est enfant, la cabane est l’espace du jeu et de l’imagination. On transforme un drap en océan et quelques livres deviennent les îles habitées de Papous et de Robinson. Petit, mon grand-père m’a appris à manier le bois, ma grand-mère l’art de coudre. Plus tard, devenu adulte, presque naturellement, je me suis tourné vers eux pour vivre de nouveau ces instants où nous communiquions par le geste et j’ai pris mes premières photographies des “cabanes de mes grands-parents”. Ces images m’ont convaincu de partir à la rencontre de la parole de nos anciens. J’ai voulu retrouver avec des grands-parents du monde entier ces jeux d’autrefois, riches de transmission, de savoir-faire. Un sac de cordes et de pinces à linge, et les éclairages de mon studio pour seuls bagages, je suis parti sur les sentiers du monde.

A chaque nouvelle rencontre, je montre les premières photographies de mes grandsparents, collées dans un cahier d’écriture, ou bien les photos prises dans le village, la ville ou le pays tout juste visité. Ces photos expriment ma démarche mieux que ne le ferait n’importe quel discours. A chaque fois, je constate que la cabane est un concept universel. En nous, un enfant qui sommeille a assemblé par le jeu les objets qui l’entourent, la création de son monde propre, porteur de son imaginaire. 

En arrivant dans un village, il me faut d’abord trouver un passeur – souvent un jeune de mon âge – qui saura convaincre ses propres grands-parents d’entrer avec moi dans l’aventure des cabanes. L’évocation des jeux de l’enfance est toujours une aide précieuse pour converser avec les autres de l’art de l’installation. Partant du fait que tout grand-parent est pour moi un bon candidat, le traducteur me présente d’abord à sa propre famille, à un voisin, à une personnalité de la communauté. Par la magie du bouche à oreille et de la curiosité, notre invitation à ériger des cabanes fait tache d’huile ; de plus en plus de monde assiste à nos travaux, demande à y participer. Cet enthousiasme nous offre de pouvoir construire et photographier une nouvelle cabane chaque jour.

En quelques années, mes installations sont devenues de plus en plus grandes, édifiées souvent à l’extérieur, dans des lieux symboliques, si bien que la simple séance photographique se métamorphose souvent en véritable représentation théâtrale. La cabane est constituée des objets qui ont accompagné la vie de l’aïeul et qui fondent son existence. Ces ustensiles, bibelots, outils sont architecturés, mis en scène, reliés selon les indications et les récits que les grands-parents confient au fur et à mesure du chantier. La cabane prend alors sa dimension d’espace dévolu à la parole, à la lumière, à la mémoire et au partage.

Pour certaines réalisations, jusqu’à quarante personnes m’ont aidé, des spectateurs accourant parfois par centaines. Profitant de l’aubaine d’une scène ouverte et d’un public réuni, des membres de la communauté s’improvisent soudain orateurs. La cabane reste une, la parole se démultiplie. 

Trois éléments sont décisifs dans l’art d’organiser ce spectacle spontané. 

Le monde nous accueille à bras ouverts quand on l’aborde avec une histoire à raconter. En montrant les pages de mon carnet de photographies, il m’est arrivé parfois de raconter des dizaines de fois par jour les histoires de mes grands-parents. J’abandonne toujours à la curiosité des gens mon cahier. Il passe de main en main, alimente la rumeur, subit la course effrénée des enfants, livre tacitement ses explications sur le chantier étrange qui a investi le village. La langue orale bonifie le conte. De fil en aiguille, mon maigre talent de bateleur se met au point. L’imagination faisant son travail, me voici logé et nourri, maintenu d’assurer le spectacle. 

Pendant l’installation, un peu d’imagination permet de transcender la modestie des outils. Dans les villes, l’art du déménagement et celui du récit des albums de famille font office de clefs pour ouvrir les portes à de nouvelles compositions. Dans les campagnes, une paire de ciseaux devient une machette, une garcette prend des allures de lianes et les écheveaux d’écorces remplacent les solides cordes de balançoire. Pour fabriquer de robustes arceaux, rien ne vaut de fendre un bambou dans le sens de la fibre. Une fois obtenue la souple arcature, il suffit de la tendre de larges feuilles maintenues avec des épines. Devant la lumière du soleil ou de nos projecteurs, ces écrans végétaux diffusent une clarté chlorophyllienne, selon le principe du vitrail… 

Je creuse la terre à mains nues, pour trouver de bonnes pierres. Elles serviront de cales pour stabiliser les pieux dans leur trou. Sur un sol trop dur, de lourds contrepoids suspendus au pied des structures s’associent remarquablement à des haubans noués au point le plus haut. L’union fait toujours la force et parfois, à défaut de trouver le soutien d’un tronc d’arbre, je me sers comme accroche d’une touffe d’herbe ligaturée. Le plus léger de la troupe assuré par une corde autour de la taille, pourra s’aventurer jusqu’aux branches souples pour déployer les tissus.

Dans chacun de ces gestes revit un peu l’esprit des hommes purs et simples : le gabier gonflant les voiles et exerçant l’art du noeud, le paysan dans ses plantations jouant de ruses habiles pour contenir les divagations de ses animaux, les enfants dans leurs cabrioles. Finalement, nous imitons les quelques milliards de bâtisseurs émérites et anonymes qui font oeuvre d’architecte sans le savoir et qui composent la moitié de notre humanité. Cette moitié-là n’a pas totalement coupé son lien avec la nature. 

La troisième clef, c’est l’émergence de la parole. Les centaines de pages de mon écriture mystérieuse formant l’autre partie de mes carnets, des séances d’auscultation respectueuses me font accéder derechef au statut de conteur. Les entretiens avec les grands-parents sont menés aux prémices de la construction afin d’accorder le message avec la création plastique et d’orienter chaque séquence du chantier. Si nous sommes bien en phase dans le temps de la construction et celui du récit, si nous n’avons pas subi d’écroulements intempestifs, la parole peut être lancée devant le public le plus large. L’attention et les réactions d’un public complice nourrissent le jeu de l’acteur. Dans mes images de cabane, nul relent de ce vague à l’âme ou de cette fierté artificielle qui caractérise les photos de studio classique. La joie sincère de ces images composées dans les villages, c’est la joie du regard qu’on lance à ceux qu’on aime. Souvent la veillée succède à de pharaoniques rangements, elle s’éternise alors dans les grattements du papier, chacun creusant ses souvenirs pour ajouter sa contribution aux paroles de l’ancien, chacun voulant apposer sa strate au palimpseste de mes carnets. 

L’aventure des cabanes de nos grands-parents m’a conduit à traverser quarante pays, et à réaliser plus de quatre cents portraits. Le sens cartographique inné de mon ami Thomas compensait mes errances du matin, quand je me trouvais incapable de dire dans quelle partie du monde j’avais bien pu poser mes valises. Son sens de l’orientation et son goût pour le dressage des véhicules les plus récalcitrants nous ont tirés de bien des situations épiques, comme ces courses par temps de brouillard où les tôles de nos portières frôlaient la masse des camions Tata dévalant les versants du Népal ou de la cordillère des Andes. La taille des avions se réduisant au fur et à mesure de l’éloignement des métropoles, il faut courir pour être le premier à charger les coffres. Puis passer de longues soirées à échafauder la meilleure ruse pour que nos cent cinquante kilos de matériel lumière puissent rejoindre de nouveaux horizons. Projecteurs et batteries s’acheminent alors sur le dos des bêtes de somme, le pont des petits bateaux ou le toit des autobus… 

De longs mois, j’ai porté une attention constante aux humeurs du ciel, à l’incidence du vent sur la course des nuages, au mécanisme de leur regroupement et de leur fuite, aux effets de l’altitude et des reflets de la mer – ce réflecteur géant – sur les matières brutes. La position du soleil offre un repère indispensable pour le positionnement des décors et de la caméra.

Grâce à la bienveillance de mon compagnon Thomas qui assurait la mise en place et la création de la lumière du studio, nous sommes arrivés à concilier les sources lumineuses artificielles et naturelles. Nous avons capturé des moments de grâce, éphémères et symboliques. Ainsi, les couleurs qui, à la fin du jour, éclaboussent le ciel s’accordent-elles avec les joies que ressentent nos grands-parents au soir de leur vie. 

Dans le monde où nos grands-parents ont vu le jour, les générations naissaient, vivaient et mouraient sous le même toit ou la même toile de tente. Aujourd’hui, la transmission de la langue, des histoires et des traditions ainsi que la connaissance de la nature et de la biodiversité sont l’affaire des médias et des systèmes d’éducation. La logorrhée de la télé supplante la parole de la grand-mère. La désillusion d’une majeure partie des hommes des villes vient du fait qu’ils sont quotidiennement spectateurs d’une réussite qu’ils ne partageront jamais. Elle se nourrit du souvenir nostalgique d’un temps où l’homme ne vivait pas en solitaire au milieu de la foule. Le “savoir-vivre” local est remplacé par un modèle global. Les mondes ruraux produisent désormais des générations inadaptées à un mode de vie communautaire, incapables de demander sa survie à la nature. La figure tutélaire des anciens n’impose plus le respect. Autrefois synonymes de sagesse et d’autorité, les grands-parents incarnent aujourd’hui la solitude et la faiblesse. 

Durant ces aventures, nous avons ri et pleuré chaque jour. J’ai réalisé avec le temps que la joie et la création sont les meilleures armes pour lutter contre la tragédie de la condition humaine. Les rois et reines d’un jour – mes grands-parents autour du monde – m’ont appris la confiance dans l’extraordinaire capacité de l’être humain à accueillir l’autre. Vivre dans cet élan permanent vers l’inconnu peut nous permettre de changer notre regard sur le monde et nos semblables. Pour cela, il suffit de bâtir une cabane avec quelques mètres de corde et deux arceaux de bois et de décréter qu’elle a rang de palais. La parole des aïeux qui retentit sous les taffetas, les raphias et les batiks s’élève alors et l’histoire commence... 

 

Nicolas Henry